Lundi soir j'ai recommencé. Encore une fois.
On se dit toujours au moment de s'en
griller une que c'est la der des der. On la savoure pleinement,
conscient du mal qu'elle nous inflige, on l'aime jusqu'à la dernière
taffe.
Le rasoir, c'est la même chose qu'une
clope, en moins cher. Quand le fumeur fait ça tous les jours aussi
automatiquement qu'il enfile ses chaussures, je prends le rasoir et je
me paie ma dose.
Ma dose, ma soupape, mon énergie qui s'échappe par mes griffures.
Lundi soir, j'ai été trop loin. J'ai
senti que mon pied s'avançait un peu trop au dessus d'une ligne
invisible, mais je l'ai senti, cette ligne. En le faisant, dans le
noir, dégueulasse de larmes, je me suis dit que j'étais allée trop
loin. Pourquoi, j'en sais rien. peut être parce que cette fois ça
saignait.
Le sang qui coule le long de ton bras,
c'est ton petit moment d'extase, ton orgasme quand toute la tension
s'évade avec ton sang. C'est un peu ce que tu approches à chaque fois
que tu le fais, tu y rêves craintivement, tu sais pas trop ce que tu
fais, tu sais pas trop si tu t'en approches mais tu crèves d'y aller.
Tu donnerais n'importe quoi pour avoir une rivière de sang à éponger
sur ton bras qui tressaute des que tu l'approches.
Tu adorerais pouvoir pleurer encore sur
cette douleur que tu t'infliges délibérément, mais tu sais que tu es
pas si libre que ça. Tu fais ça parce que sinon, tu sais pas ce que tu
deviens. Tu peux pas garder toute cette tension en toi. Trop d'émotions
ensemble, tu ne peux pas tout avaler.
Lundi soir, j'ai du tout vomir.
Lundi soir, c'était l'insulte de trop, le sentiment de trop, l'émotion de trop et toi, bah tu t'es blessée de trop.
Le lundi soir tu te retrouves à pleurer
quand tu te désinfectes parce que putain que ça fait mal, tu chiales
parce que d'une main t'arrives pas à te mettre tes compresses et à
bander tout ça.
Le lundi soir t'en parles dans ton lit
à celle qui est là pour toi, qui t'écoute, le regard un peu ailleurs,
un peu inquiet, un peu désespéré, un peu tout ce que tu ressens comme
pitié pour ta propre folie. Tu te sens crevée, vidée, exténuée, tu veux
dormir et ne plus penser, tu veux sombrer et te réveiller le lendemain,
l'esprit clair et le bras propre.
Le mardi matin tu chiales encore parce
que le sparadrap, il t'arrache le début de cicatrisation, et tu sais
que tout est à recommencer. Ton épiderme va peut être se mettre en
grève un jour. Si ça se trouve tu resteras avec tes plaies dégueulasses
sur ta peau sale, et ta peau elle te dira "bah va te faire foutre avec
tes lames et tes larmes". Laisse-moi le temps de me reconstruire,
dira-t-elle. Et toi tu veux gueuler ça à ceux qui te disent que c'est
pas bien, que tu devrais mordre dans un oreiller ou taper un sac de
sable.
Ils savent pas ce que c'est, le
sentiment de te couper, de sentir que tu réalises un des derniers
tabous de notre société bien pensante, de sentir que tu es vivante, de
sentir que ça y est, ça va mieux. Mordre dans un oreiller, cette bonne
blague... L'oreiller il est mou, il est mort, il souffre pas si tu le
mords. Toi si tu te mords, tu fermes les yeux, crispée, tu attends que
tes canines fassent la percée. Et j'ai pas de sac de sable à portée de
main.
Tu te désinfectes, tu pleurniches un
peu parce que putain l'hexomédine sur des plaies au rasoir, c'est
horrible, et puis soudain celle qui est là pour toi te propose de
t'aider à panser tes blessures.
Tu sais plus trop quoi penser. Avant
elle détournait les yeux, elle voulait pas en entendre parler.
Maintenant elle comprend un peu plus, elle t'aide même à te bander le
bras du coude au poignet.
Pourquoi fait-elle ça ? Je m'en fous
après tout, elle le fait, et c'est tout. Elle est là pour moi. Elle
m'abandonne pas. Même si je lui montre ce qu'il y a de plus pathétique
en moi, même si je lui exhibe mon mal être et mon âme pourrie et mes
blessures stupides, elle est là pour moi, elle n'a plus peur du monstre
dont elle devine la présence en moi, lors de mes colères folles, lors
de mes crises d'angoisse... Elle recule pas en se voilant la face, elle
reste là, avec moi.
Elle me dit plein de choses. Que tu
peux pas continuer comme ça. Tu acquiesces sans joie, tu le sais. Mais
tu as déjà peur de ce que tu peux devenir si tu arrêtes. La prochaine
fois que tu vas déconner, si tu ne peux plus te taillader, que vas tu
faire ? T'as peur de ce que tu peux devenir.
Les gens réagissent bizarrement. J'aime
pas qu'on en rigole, j'aime pas qu'on le dramatise. C'est là, c'est en
moi, c'est moi, c'est tout. Quand je dis que je vais écrire plus
profondément sur le sujet, on me dit en riant "sur comment se taillader
?".
Ca, j'ai pas besoin. Tu te mutiles avec
ce que tu veux, des mots, des paroles, des gestes, un cutter un rasoir
une lame de ciseaux tes remords, tout ce que tu veux peut te blesser à
mort si tu as la poitrine à nu. "Sur la douleur ?", et que veux-tu que
j'écrive. "Ouch, ça fait mal". C'est le but. Te faire mal, te ramener à
la réalité que ton trip t'a forcé à laisser tomber. La douleur, tu sais
ce que c'est, tu la connais...Tu connais ses vagues, comment elle te
déchire, puis t'apaise, et ensuite, elle te lance pendant plusieurs
jours.
Je pouvais pas mettre mon manteau d'un
geste. J'ai eu du mal à attacher mon collier, à mettre mon écharpe.
J'avais mal. On m'approchait, ça me faisait mal. Eloignez-vous de moi,
ne me voyez vous donc pas, ne comprenez vous pas ce que je suis...
Pourquoi restez vous avec moi ? Je suis répugnante, ne le voyez-vous
pas ? J'avais envie de rentrer chez moi, de me terrer sous ma couette,
de m'endormir jusqu'à la fin de l'année. Votre présence m'écorche à
chaque fois un peu plus.
J'ai parfois envie de vivre à m'en
mordre, j'ai parfois envie de courir jusqu'à faire éclater mes poumons,
j'aimerais me plonger dans de l'eau glacée rien que pour me sentir
vivante.
j'ai parfois envie de disparaître, d'un
claquement de doigts, une pulsion de Thanatos, un dégoût profond de ce
que je suis et ce que j'ai été, l'envie de ne plus être là, de ne plus
être moi. Etre néant.
Pourquoi je le fais encore, alors que
j'ai de plus en plus de cicatrices, de plus en plus laides et
profondes... Parce que je ne veux pas qu'on m'approche, je ne veux plus
personne autour de moi, et pourtant je crève si je suis seule...
Je ne veux pas avoir quelqu'un avec
moi, je ne veux pas aimer. Je ne veux pas qu'il voit ma laideur
intérieure, mon chaos, aussi bien que mon corps repoussant. Je ne veux
plus être une enveloppe charnelle, je veux être mon esprit, simplement
prendre ce qu'il y a de plus noble en moi et l'élever au rang d'entité
indépendante.
Ne plus sentir le chaud, le froid, ne plus aimer, de plus être aimé, ne plus souffrir, ne plus jouir.
Etre éternel ou être mort, ça revient au même.
Je suis coincée et je refuse de
l'admettre, au pied du mur je creuse, je saute, je veux m'échapper
d'ici, je ne veux pas passer par la porte qui veut que je règle tout ça
avant de sortir. Je veux m'en aller de là, je ne veux plus être moi. Il
n'y a aucun intérêt à être moi.
Moi, elle est moche. Moi, elle fera
rien d'intéressant dans sa vie. Moi, elle rêvera toutes les nuits à un
amour dont elle connaîtra jamais rien. Moi, elle se passera en boucles
les paroles méprisante qu'on lui a dit, en se disant qu'elle aurait du
ouvrir sa bouche. Moi, elle a envie de rire quand elle se voit dans le
miroir. Moi, quand elle se mutile, elle rigole parfois, tellement elle
se trouve naze à faire ça. Moi, elle est tellement immonde qu'elle sait
qu'elle a rien à faire ici. Moi, on lui demande comment vont ses
études, parce qu'on sait qu'elle n'a qu'un cerveau. Moi, elle veut nier
son corps mais son corps l'annihile. Moi, elle voudrait être tout et
rien, elle voudrait être dieu et néant, elle voudrait se débarrasser de
tout ce qui l'entrave. Moi, elle fait pitié. Moi, elle a des beaux
discours sur plein de choses, mais au fond, tout est creux.
Et moi, quand j'ai écrit tout ça, je me sens encore plus mal qu'avant.